Le thème des « pouvoirs de la parole »  nous invite à réfléchir sur  l’efficacité du discours comme instrument d’action sur autrui. Depuis l’Antiquité, la parole est considérée non seulement comme un moyen de communication, mais comme une force capable de persuader, de rassembler, voire de transformer la société. Elle s’exerce dans des domaines aussi variés que la politique, la justice, la religion. Ainsi, les plaidoyers des avocats peuvent sauver un accusé ou le condamner ; les discours politiques peuvent infléchir le cours de l’histoire. On songe, par exemple, à Simone Veil, qui, par sa parole claire et émouvante à l’Assemblée nationale en 1974, a défendu la loi sur l’interruption volontaire de grossesse, ou encore à Martin Luther King, dont le fameux I Have a Dream a incarné l’espoir et la dignité du mouvement pour les droits civiques aux États-Unis.

Cependant, la parole n’est peut-être pas aussi toute-puissante qu’on l’imagine. Que vaut la parole sans la force pour la soutenir ? Les discours les plus éloquents peuvent rester sans effet si les conditions politiques ne permettent pas leur application. De même, une parole non suivie d’actes peut se réduire à une promesse vaine ou à une simple illusion. Déjà Platon, dans le Gorgias, dénonçait la rhétorique comme une forme de flatterie qui charme les foules sans leur apporter de vérité.

Pourquoi alors étudier ce pouvoir de la parole ? Est-ce pour s’en protéger, en apprenant à démasquer ses séductions et ses illusions ? Ou au contraire pour se l’approprier, afin de devenir plus puissant, capable de convaincre, de défendre ses idées et de transformer la réalité ? 

 

  Nous examinerons ces différents aspects à travers plusieurs séquences de cours.

D’abord, nous étudierons la rhétorique et la sophistique, qui constituent des moyens de prendre l’ascendant sur autrui grâce à la persuasion. Mais nous porterons aussi notre attention sur la dialectique et la syllogistique, qui ne cherchent pas tant à convaincre qu’à construire et organiser la pensée afin d’accéder à la connaissance de la réalité.

Le pouvoir de la parole ne pouvant être séparé des autres formes de pouvoir. Il convient donc d’interroger l’autorité de la parole, autorité qui ne provient pas seulement de l’orateur lui-même, mais aussi des structures sociales, politiques et étatiques qui la légitiment. 

Enfin, nous aborderons les séductions de la parole, qui renvoient à une dimension plus poétique et onirique du langage : la parole peut non seulement convaincre ou ordonner, mais aussi enchanter, émouvoir et transporter l’auditoire au-delà  de la réalité visible pour nous plonger dans un monde irréel, fantastique ou fantasmagorique.  

 

Qu’est ce que la rhétorique ?

  • Du grec rhêtôr (« orateur »), la rhétorique désigne l’art de bien parler.

  • Elle regroupe l’ensemble des procédés, techniques et règles permettant de convaincre, persuader ou émouvoir par le discours.

  • Dans la tradition classique (Aristote, Cicéron, Quintilien), la rhétorique comporte cinq parties :

    1. L’inventio (trouver les arguments),

    2. La dispositio (organiser le discours),

    3. L’elocutio (soigner le style, la langue),

    4. La memoria (mémoriser),

    5. L’actio (prononcer avec gestes et voix).

 Elle est donc une technique et une discipline structurée.

 

On peut rapprocher la rhétorique de l'éloquence même si celle-ci apparait plutôt comme un don naturel qu'une technique acquise.  

 

L'éloquence :

  • Du latin eloquentia (« faculté de bien s’exprimer »), l’éloquence est la qualité d’un discours qui touche, qui persuade, qui séduit par la parole.

  • Elle met l’accent non seulement sur l’argumentation, mais aussi sur la force expressive, la beauté du style et l’impact émotionnel.

  • Elle est considérée comme une vertu personnelle de l’orateur, qui par son talent et son charisme parvient à captiver et convaincre.

 

I/ Les orgiines de la  rhétorique: 

 

La  rhétorique  selon Aristote naît en Sicile, au Ve siècle av. J.-C., dans un contexte politique nouveau : après la chute des tyrans en 466 av. J.-C., lorsque les citoyens de Sicile devaient récupérer leurs terres confisquées, les citoyens doivent défendre leurs droits de propriété devant de grands jurys populaires.


- Corax (Ve s. av. J.-C.) est le premier à définir la rhétorique comme une « ouvrière de persuasion ».
Exemple : il invente l’argument du corax : si un accusé paraît être le coupable idéal, on peut dire qu’il est innocent, car justement cela aurait été trop évident qu’il le soit.


- Tisias, son disciple, rédige le premier manuel d’art oratoire (technè rhetorikè).

Rapidement, la rhétorique arrive à Athènes, où la démocratie fait de la parole un outil central dans trois lieux : l’assemblée du peuple (Ecclesia), le tribunal populaire (Héliée), et les cérémonies comme les éloges funèbres.

Exemple : Périclès, homme politique athénien, prononce un Éloge funèbre rapporté par Thucydide dans son Histoire de la guerre du Péloponnèse.


2. Les sophistes et leurs adversaires
Les sophistes enseignent l’art de bien parler, souvent contre rémunération. Ils cherchent surtout l’efficacité du discours plutôt que la vérité.

- Protagoras (485-411 av. J.-C.) : « L’homme est la mesure de toutes choses ». Exemple : il propose des exercices où l’élève doit défendre l’accusation puis la défense dans un même procès.
- Gorgias (483-376 av. J.-C.), Sicilien, introduit la rhétorique à Athènes. Exemple : dans sa Défense d’Hélène, il justifie l’enlèvement d’Hélène par la puissance magique du discours, comparé à une drogue.
- Lysias (459-380 av. J.-C.), logographe, célèbre pour son style clair et naturel.  

- Isocrate (436-338 av. J.-C.) : dans Contre les sophistes, il critique leur superficialité et défend une rhétorique tournée vers la morale et la politique. Exemple : le Panégyrique, où il fait l’éloge d’Athènes.
- Démosthène (384-322 av. J.-C.), modèle de l’orateur politique engagé. Exemple : les Philippiques contre Philippe de Macédoine.


Opposants : Platon critique sévèrement les sophistes. Dans le Gorgias, il les accuse de manipuler sans souci de vérité. Dans le Phèdre, il propose une rhétorique philosophique au service du vrai.

3. Aristote : premier grand théoricien
Aristote (384-322 av. J.-C.) systématise la rhétorique dans son traité Rhétorique.


a) Définition
« La rhétorique est la faculté de découvrir, dans chaque cas, ce qui peut être propre à persuader » (Rhétorique I, 1355b). Elle vise l’adhésion du public, non la vérité scientifique.


b) Les preuves (pisteis)
- Logos (raison) : enthymème et exemples.  
- Ethos (caractère de l’orateur) : il doit inspirer confiance. Exemple : Cicéron dans Pro Milone.
- Pathos (émotions) : l’orateur doit susciter colère, peur ou compassion. Exemple : Gorgias dans Défense
d’Hélène.

c) Les trois genres oratoires
1. Genre délibératif : Assemblée, futur, utile/nuisible. Exemple : Philippiques de Démosthène.
2. Genre judiciaire : Tribunal, passé, juste/injuste. Exemple : Contre Ératosthène de Lysias.

3. Genre épidictique : Cérémonie, présent, beau/laid. Exemple : Éloge funèbre de Périclès.

d) Le style (lexis)
Le style doit être clair, correct, convenable et rythmé. Exemple : Cicéron adapte son style véhément dans les Catilinaires.


e) La disposition (taxis)
Organisation du discours :
- Exorde : capter l’attention. Exemple : Cicéron, « Jusqu’à quand, Catilina… ? »
- Narration : exposer les faits.
- Confirmation : présenter les preuves.
- Réfutation : contester les arguments adverses.
- Péroraison : conclure et émouvoir.

4. La place de l’écriture
Au départ, les discours étaient improvisés. Avec la multiplication des procès, apparaissent les logographes comme Lysias. Certains, comme Démosthène, sont accusés d’écrire trop (leurs discours sentent « l’huile de lampe »).

Peu à peu, des discours réécrits et publiés servent de modèles, comme ceux d’Isocrate, conçus pour être lus plus que prononcés.

Conclusion
La rhétorique est née comme art pratique de persuasion dans la démocratie grecque. Les sophistes en ont fait un art technique, Platon l’a critiquée, Aristote l’a théorisée. Elle oscille entre improvisation vivante et écriture savante, entre efficacité et quête de vérité.  Elle conserve une place centrale de nos jours dans de nombreux domaines.

 

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Références : 

📖 Aristote, Rhétorique I, 1354b

« On dit que la rhétorique fut inventée par Corax de Syracuse. Après la chute des tyrans, les citoyens durent plaider devant les tribunaux pour récupérer leurs biens ; incapables de le faire par eux-mêmes, ils recoururent à des maîtres de parole. »

 


📖 Cicéron, De l’invention oratoire, I, 5

 

« On rapporte que Corax et Tisias, en Sicile, furent les premiers à mettre en ordre les règles de l’art oratoire, à une époque où les citoyens, après l’expulsion des tyrans, se trouvaient aux prises avec des procès concernant leurs biens. »