Cours HLP

Les expressions de la sensibilité

 

Introduction

 

La sensibilité est la capacité à ressentir du plaisir, de la douleur, mais aussi toute une gamme de sensations comme les couleurs, les sons, les odeurs… Elle est donc étroitement liée à nos cinq sens.

Mais la sensibilité ne se limite pas aux perceptions physiques : elle désigne aussi la capacité à éprouver des émotions et des sentiments. On dira qu’une personne est sensible si elle ressent avec intensité la tristesse, la joie, l’émerveillement, là où d’autres resteront indifférents. Être sensible, c’est être touché, affecté, parfois bouleversé par ce que l’on vit ou perçoit.

L’expression, quant à elle, consiste à manifester cette sensibilité. Elle peut passer par les mots, les gestes, les manifestations physiques (comme les larmes), mais aussi par les œuvres artistiques, les créations littéraires ou musicales. Là où la sensibilité peut sembler passive — on subit une émotion —, l’expression est active : elle permet de traduire, de partager, de donner forme à ce que l’on ressent.

L’une des premières façons d’exprimer sa sensibilité consiste à formuler des jugements de goût : dire « c’est beau », « j’aime », « cela me touche » est déjà une manière de révéler son ressenti. C’est pourquoi les jugements de goût occupent une place centrale dans les expressions de la sensibilité : ils sont à la fois le reflet de notre intériorité et un langage pour la communiquer aux autres.

Mais il existe bien d’autres formes d’expression de la sensibilité :

  • La création artistique (peinture, musique, écriture, danse) permet de sublimer les émotions et de leur donner une portée universelle.

  • L’expression corporelle, comme les pleurs, les tremblements, les sourires ou les silences éloquents, révèle des ressentis parfois plus sincères que les mots.

  • Les attitudes morales comme l’empathie, la compassion ou l’indignation sont aussi des manières d’exprimer une sensibilité au sort d’autrui.

  • Le témoignage, qu’il soit personnel ou collectif (mémoires, récits, œuvres engagées), permet de transmettre une expérience sensible vécue.

  • Enfin, les rituels sociaux ou culturels (célébrations, deuils, moments de recueillement) traduisent et encadrent l’expression collective de la sensibilité.

 

Toutes ces formes témoignent de la richesse et de la pluralité des langages de la sensibilité. Elles montrent que celle-ci n’est pas un simple repli intérieur, mais une ouverture au monde, une volonté de dire ce que l’on ressent, et parfois même de changer les autres ou la société par ce qu’on exprime.

 

 

 I. Le jugement de goût 

 

On entend souvent dire  que « les goûts et les couleurs ne se discutent pas ». Cela suggère que le goût relève d’une préférence personnelle, de notre sensibilité propre. Pourtant, nos goûts sont-ils totalement spontanés ? Ne sont-ils pas aussi influencés par notre environnement social, notre éducation, voire par des normes esthétiques implicites ? Peut-on parler de bon goût ou de mauvais goût, ou est-ce toujours relatif ?

Nous verrons que le goût comporte plusieurs dimensions : individuelle, sociale, mais aussi potentiellement universelle. Cette réflexion se développera en trois temps :
1. Le goût comme expression subjective de la sensibilité,
2. Le goût comme construction sociale,
3. La possibilité d’un goût universel.

 

 

I. Le goût : une affaire personnelle ?

1. Deux formes de goût

- Goût esthétique : capacité à apprécier le beau dans l’art, la musique, la littérature.

- Goût sensoriel : préférences en matière de sensations (sucré, salé, amer…).

 

2. Une thèse subjectiviste : David Hume

« La beauté des choses, comme leur couleur et leur saveur, réside dans l’esprit qui les contemple. » – De la norme du goût (1757)

Hume souligne :
- La diversité des goûts au sein d’un même groupe social.
- Les  variations des jugements esthétiques à travers les cultures et les époques.
- Le caractère subjectif du goût, qui rend les jugements relatifs.

 

3. Le paradoxe de la thèse de  Hume

Hume établit des conditions d’un bon jugement de goût .  Cela semble paradoxal – pourquoi établir une norme ou une hiérarchie si les goûts sont subjectifs ? Cela veut dire que certaines personnes ont meilleurs goûts que les autres ? Le goût est il alors susceptible d’être travaillé, éduqué ?

 

Hume met en avant  plusieurs critères


1.  Avoir de bonnes faculté sensorielles (un sourd ne peut pas juger de la musique)
2. Recul et impartialité ( ne pas juger ses œuvres ou celles de ses enfants 
😊)

3. Connaissance et expertise  (Avoir de la culture dans ce domaine)
4. Délicatesse du goût  (il s’agit plus d’une disposition naturelle) 

 

II. Le goût comme fait social : Pierre Bourdieu

 

La position de Hume peut toutefois être remise en question - Le "bon goût" ne serait que le goût de la classe dominante dans la société. 

 

1. Thèse de Bourdieu

Dans La Distinction (1979), Pierre Bourdieu montre que :
- Le goût est une construction sociale.
- Il sert à marquer des différences de classe.
- Il fonctionne comme un outil de distinction.

"Nos goûts nous jugents, nos distinctions nous distinguent"  P. Bourdieu

 

2. L’habitus

Définition : Ensemble de dispositions durables acquises par socialisation, qui guide les goûts, comportements et jugements.

Le goû,t personnel est lié à l’habitus  , il est donc lié à l’intériorisation de normes sociales.

 

3. Goûts et classes sociales

Classes populaires : goûts utilitaires et accessibles (sport, musique populaire)
Classes moyennes : imitation des classes supérieures
Classes supérieures : goûts désintéressés (art élitiste, musique classique)

 

4. Critique

- L’analyse de Bourdieu est parfois jugée trop déterministe.
- Elle néglige les choix individuels ou les ruptures possibles avec l’habitus.

 

III. Peut-on parler d’un goût universel ? Kant et le sens commun esthétique

1. Kant : une sensibilité à la fois individuelle et universelle

Kant distingue :
- L’agréable : subjectif, lié au corps.
- Le beau : lié à la forme, non au plaisir corporel.

Le jugement esthétique provoque un plaisir désintéressé, issu du libre jeu entre l’imagination et l’entendement.

2. Le « sens commun » kantien

Nous partageons des facultés communes à tous les humains, ce qui permet un accord possible sur le jugement esthétique.

 

IV. Être sensible : force ou faiblesse ?

1. Que signifie "être sensible" ?

Être sensible, c’est réagir émotionnellement, percevoir avec finesse, être touché intérieurement. Être insensible, c’est être indifférent.

2. Focus : l’hypersensibilité

L’hypersensibilité désigne une forme accentuée de sensibilité émotionnelle. Ce n’est pas une pathologie, mais un trait de personnalité.

Atouts : créativité, empathie, réceptivité esthétique.
Difficultés : vulnérabilité émotionnelle, fatigue, isolement, impression d’être incompris.

3. Être sensible : une force ?

Créativité, éthique, ouverture à l’art et aux émotions humaines.

4. Être sensible : une faiblesse ?

Vulnérabilité, perte de contrôle, exposition à la douleur.

5. Synthèse

La sensibilité est une force à condition d’être connue, comprise et maîtrisée.

 

Conclusion

Qu’elle soit physique, émotionnelle ou créative, l’expression de la sensibilité est une composante essentielle de notre humanité. Elle nous permet de ressentir intensément le monde, de partager nos expériences avec autrui, de créer des liens profonds et de produire du sens à partir de ce que nous vivons. Elle est le fil invisible qui relie notre intériorité à celle des autres, notre singularité à l’universel.

Dans un monde qui valorise souvent la performance, l’efficacité ou le contrôle de soi, la sensibilité peut être perçue comme un handicap. Pourtant, elle est bien davantage une source de compréhension, d’inspiration, de lucidité, voire de résistance à la banalité ou à l’indifférence.

 

Lexique des notions

·       Goût (esthétique) : Capacité à apprécier le beau dans l’art, la musique, la littérature.

·       Goût (sensoriel) : Préférences liées aux sensations physiques (sucré, salé, amer…).

·       Sensibilité : Capacité à éprouver des émotions ou à être affecté par une expérience esthétique.

·       Jugement de goût : Appréciation personnelle portée sur un objet.

·       Subjectivité : Ce qui dépend des sentiments ou de l'expérience personnelle.

·       Délicatesse du goût : Finesse de perception esthétique.

·       Norme du goût : Critères permettant d’évaluer un jugement de goût.

·       Paradoxe du goût : Tension entre subjectivité et hiérarchisation des goûts.

·       Habitus : Dispositions durables acquises qui guident les goûts et comportements.

·       Structure structurée / structurante : Produit des conditions sociales qui les reproduit en retour.

·       Distinction : Marquage social par le goût culturel.

·       Goût légitime : Goût valorisé par la classe dominante.

·       Sens commun (Kant) : Faculté partagée qui rend possible un jugement esthétique universalisable.

·       Libre jeu des facultés : Harmonie entre imagination et entendement produisant le plaisir esthétique.

·       Agréable (Kant) : Ce qui plaît aux sens.

·       Beau (Kant) : Ce qui plaît sans concept ni intérêt.

·       Jugement désintéressé : Jugement esthétique non motivé par un besoin.

·       Universalité (esthétique) : Capacité du jugement de goût à être partagé.

·       Goûts populaires / élitistes : Opposition entre culture accessible et culture cultivée.

·       Déterminisme social : Idée que nos comportements sont largement influencés par notre environnement.

Bibliographie

- David Hume, De la norme du goût, 1757
- Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, 1979
- Pierre Bourdieu, La Domination masculine, 1998
- Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, 1790