PLATON CRITON

 

 

                                   PROSOPOPÈE[1] DES LOIS

 

                EXAMEN DIALECTIQUE PAR RÉFUTATION

 

                          

              Premier moment L’individu n’a pas à s’opposer aux lois

 

Désobéir aux lois, c’est les détruire.

 

Socrate :  Eh bien ! Examine la chose de cette manière : si, alors que nous sommes sur le point de nous évader d’ici, ou quelle que soit la manière d’appeler notre action[2], les lois et les règles communes de la cité venaient, se tenaient devant nous et nous demandaient : « Dis-nous, Socrate qu’as-tu en tête de faire ? Que médites-tu d’autre, par cet acte que tu entreprends, que de détruire les lois et la cité tout entière, autant que c’est en ton pouvoir ? Crois-tu que cette cité puisse continuer encore à exister et ne soit puis renversée[3], si les décisions de justice rendues sont sans effet mais tenues comme sans valeur et détruites par de simples particuliers ? »

 

 

 

 

Que répondrons-nous, Criton, à cela et à des considérations semblables ? En effet, on pourrait beaucoup parler surtout si l’on est orateur[4], pour défendre cette loi, menacée de destruction, qui ordonne que les décisions de justice une fois rendues, soient souveraines. Leur répondrons -nous alors : « La cité a été injuste avec nous et n’a pas rendu une décision de justice correcte[5] ! » Que répondrons-nous, cela ou autre chose ?

 

 

 

Criton : Par Zeus, nous répondrons cela, Socrate.

 

 

 

  L’individu n’est pas sur le même plan que les lois.

 

 

 

Socrate. - Mais si les lois répliquent : « Socrate, est-ce sur quoi nous étions tombés d’accord, toi et nous, ou bien : n’avions-nous pas convenu de rester fidèles aux déci­sions de justice que prendrait la cité ? »

 

 

 

Si nous nous étonnions de ce qu’elles demandent, peut- être diraient-elles :

 

« Socrate, ne t’étonne pas de ce qui est dit, mais réponds, puisque tu as l’habitude d’utiliser la méthode qui consiste à questionner et à répondre[6]. Poursuis : que nous reproches-tu, à nous et à la cité, pour entreprendre de nous détruire ? Tout d’abord, n’est-ce pas nous qui t'avons donné naissance ? En effet, c’est par notre intermédiaire que ton père a épousé ta mère et t’a engendré.   Explique-toi donc : reproches-tu quelque chose à certaines d’entre nous, à celles qui réglementent les mariages, sous prétexte qu’elles ne sont pas bonnes ? »

 

Je ne leur reproche rien, dirais-je.

 

« Mais alors, à celles qui portent sur le soin et l’éducation de l’enfant conformément auxquelles tu as été éduqué, que reproches-tu ? Celles d’entre nous qui s’appliquent à ce domaine n’ordonnaient-elles pas de bonnes choses, en enjoi­gnant à ton père de te former en musique et en gymnas­tique ? »

 

Si, dirais-je.

 

« Soit. Puisque tu as été engendré, élevé, éduqué, pour­rais-tu dire que tu n’étais pas comme notre rejeton et notre esclave, toi, tout comme tes ancêtres ? Et s’il en est ainsi, penses-tu que nous soyons égaux, toi et nous, devant la justice, et crois-tu qu’il soit juste que tu répondes, en agis­sant ainsi, à ce que nous entreprenons de te faire ? Ou alors quoi ? Tu n’étais pas sur un pied d’égalité devant la justice avec ton père et avec ton maître, si tu te trouvais en avoir un2, de sorte que tu ne pouvais répondre en retour à ce que tu avais subi, ni injurier après avoir été injurié, ni frapper après avoir été frappé et ainsi de suite ; et avec la patrie et les lois, cela te serait possible de sorte que, si nous entre­prenons de te faire mourir parce que nous pensons que cela est juste, toi aussi tu entreprendrais en retour de nous faire périr, nous les lois et ta patrie, autant que cela t’est possible ? Et tu dirais que tu agis justement en faisant cela, toi qui, en vérité, te soucies de la vertu ?

 

Es-tu si sage que tu as oublié que la patrie est chose plus honorable, plus sainte, plus sacrée et plus estimée que ta mère, ton père et tous tes ancêtres tant aux yeux des dieux qu’aux yeux des hommes dotés d’intelligence ? »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Désobéir est triplement injuste.

 

 

 

Socrate. - « Es-tu si sage [diraient les lois] que tu as oublié qu’il faut donc vénérer la patrie, lui céder, la choyer plus qu’un père quand elle se fâche contre toi, qu’il faut soit la convaincre1, soit faire ce qu’elle ordonne, qu’il faut subir calmement ce qu’elle donne l’ordre de subir, que ce soit les coups, la prison ou la guerre où l’on sera blessé ou mourra ? Voilà ce qu’il faut faire, et ce n’est que justice. Il ne faut ni céder, ni reculer, ni quitter le rang, mais à la guerre, au tribunal, partout, il faut faire ce que la cité et la patrie ordonnent2 ou les convaincre en leur montrant en quoi consiste la justice. N’est-il pas impie de faire violence à une mère, à un père, et plus qu’à eux encore de faire violence à la patrie ? »

 

 

 

Que répondrons-nous à cela, Criton ? Les lois disent-elle vrai ou non ?

 

 

 

Criton : Il me semble qu’elles disent vrai.

 

Socrate : « Examine donc, Socrate, diraient peut-être les lois, si ce que nous disons est vrai, à savoir qu’il n’est pas juste que tu entreprennes de nous faire ce que tu entre­prends aujourd’hui : car nous qui t’avons engendré, nous qui t’avons nourri, nous qui t’avons éduqué, nous qui t’avons donné ta part de tous les biens dont nous disposions, à toi et à tous les autres citoyens, nous déclarons, pourtant, que nous accordons la liberté à celui des Athéniens qui le veut - une fois qu’il est mis en possession de ses droits civiques et qu’il nous a vues, nous les lois ainsi que les affaires de la cité - , liberté de pouvoir aller là où il veut en emportant ses biens si nous ne lui plaisons pas. À celui d’entre vous qui veut soit partir dans une colonie parce que la cité et nous ne lui plaisons pas, soit émigrer pour aller ailleurs2, aucune de nous, les lois, ne lui fait obstacle ni ne lui interdit d’aller là où il veut aller en emportant ses biens. Mais celui qui reste en voyant la manière dont nous rendons la justice et dont nous gouvernons la cité, nous disons alors que celui-ci est, de fait, d’accord avec nous pour faire ce que nous lui ordonnerons3 ; et nous disons que celui qui ne nous obéit pas est triplement injuste : parce qu’il ne nous obéit pas à nous qui l’avons engendré, parce qu’il ne nous obéit pas à nous qui l’avons nourri, parce que, alors même qu’il était d’accord pour nous obéir, il n’obéit pas ni ne cherche à nous convaincre si jamais nous n’agissons pas bien4 ; alors que nous lui avions proposé de faire ce que nous ordonnons sans l’imposer avec violence mais en lui laissant le choix soit de nous convaincre soit de faire ce que nous ordonnons, il ne fait ni l’un ni l’autre. Nous le proclamons, tu es concerné, toi aussi, Socrate, par ces accusations si jamais tu fais ce que tu médites, toi pas moins que les autres Athéniens, et même plus qu’eux. »

 

 

 

 

 

                             Second moment Le cas Socrate

 

 

 

Ce raisonnement s’applique à Socrate plus qu’à tout autre.

 

 

 

Socrate : Si moi je répondais alors : « Pourquoi donc ? Sans doute, à juste titre, s’adresseraient-elles à moi disant que plus que les autres Athéniens, moi, je me trouve avoir passé avec elles cet accord. Elles me diraient : « Socrate, nous avons d’importantes preuves que nous, comme la cité, te plaisions : tu n’aurais pas, en effet, vécu ici en permanence, davantage que les autres Athéniens si nous ne t’avions pas plu davantage qu’à eux. Tu n’es jamais sorti de la cité ni pour une fête, excepté une seule fois à l’Isthme1, ni pour aller nulle part ailleurs, si ce n’est en expédition militaire, tu n’as pas fait de voyage à l’étranger comme les autres hommes, tu n’as même pas eu envie de connaître une autre cité ni d’autres lois, mais notre cité et nous te convenions. Ainsi, c’est de tout cœur que tu nous as choisies et que tu as donné ton accord pour vivre en citoyen sous notre autorité ; en plus, tu as aussi fait des enfants ici, tant la cité te plaisait. Plus encore, pendant ton procès, il t’était permis, si tu le voulais, d’éva­luer ta peine à l’exil2 et de faire, avec l’accord de la cité et que tu entreprends désormais contre son gré. Toi alors tu te vantais de mourir, s’il le fallait, sans t’indigner ; tu préférais, disais-tu, la mort à l’exil. Maintenant, tu n’as pas honte d’avoir tenu ces discours et tu ne te préoccupes pas de nous, les lois, puisque tu entreprends de nous détruire ; tu fais ce que ferait l’esclave le plus veule en essayant de t’enfuir au mépris des engagements et des accords passes selon lesquels tu nous avais promis de vivre en citoyen1. Réponds-nous donc d’abord sur ce point : disons-nous la vérité quand nous disons que tu as donné ton accord pour vivre en citoyen sous notre autorité dans ses actes et pas seulement en paroles, ou bien mentons- nous ? »

 

Que dirons-nous à cela, Criton, sinon que nous sommes d’accord ?

 

Criton : C’est nécessaire, Socrate.

 

Socrate : « Tu ne fais rien d’autre, diraient-elles, que de violer les accords et engagements que tu as avec nous alors que tu avais donné ton accord sans être contraint, alors que nous ne t’avions pas trompé, alors que tu n’étais pas obligé de te décider en peu de temps, puisque tu as eu soixante- dix ans durant lesquels il t’était possible de partir si nous ne te plaisions pas, nous, et si les accords ne te paraissaient pas justes. Or tu n’as choisi ni Lacédémone ni la Crète ont tu dis, à chaque fois, qu’elles ont une bonne législa­tion, ni aucune autre cité grecque ni barbare mais tu as moins quitté la cité que les boiteux, les aveugles et autres infirmes. Ainsi, la cité, et nous les lois, te plaisions davan­tage qu’aux autres Athéniens, c’est évident : à qui, en effet, une cité pourrait-elle plaire si ces lois ne lui plaisaient pas ? Et maintenant, tu n’es pas fidèle aux accords passés ? Si, à condition de nous obéir, Socrate ; ainsi tu ne te ridiculiseras pas en quittant la cité ?

 

 

 

Socrate n’a rien à gagner en s’enfuyant

 

 Socrate. - « Examine bien cela [diraient les lois] : si tu violes ces accords et trahis l’un d’eux, qu'apporteras-tu de bon à toi-même ou à tes amis ? Que tes amis courront le risqué d’être exilés et privés de leur cité ou spoliés de leur richesse, c’est à peu près évident ; mais toi, en premier lieu, si tu te rends dans une des cités les plus proches, Thèbes ou Mégare - toutes deux ont de bonnes lois -, tu arriveras en ennemi de leur constitution, Socrate, et tous ceux qui se soucient de leur propre cité te regarderont avec défiance puisqu’ils te considéreront comme quelqu’un qui viole les lois. Tu confirmeras l’opinion que les juges ont eue de toi au point qu’ils estimeront avoir rendu correctement la justice. Celui qui viole les lois, en effet, pourrait sembler, presque à coup sûr, être un corrupteur des jeunes et des faibles d’esprit. Fuiras-tu donc les cités qui ont de bonnes lois et les hommes les mieux réglés ? Et si tu agis ainsi, vaudra-t-il la peine de vivre ? Ou bien te rapprocheras-tu des gens honnêtes et auras-tu l’impudence de discuter avec eux ? Quels discours tiendras-tu, Socrate ? Ceux que tu tiens ici même, que la vertu et la justice sont ce qu’il y a de plus estimable pour les hommes ainsi que les coutumes et les lois ? Ne crois-tu pas que cette attitude de Socrate paraîtra inconvenante ? Il faut le croire. Eh bien, tu t’éloi­gneras de ces lieux et tu iras en Thessalie chez les hôtes de Criton ? Là-bas, en effet, il y a bien plus de désordre et de relâchement, et peut-être t’écouteront-ils raconter comment tu t’es enfui, de manière ridicule, de la prison, déguisé ou habillé de cuir comme un esclave ou de quelque autre tenue que les fugitifs ont l’habitude de revêtir, après avoir aussi changé ton apparence. N’y aura-t-il personne pour dire que toi, un vieil homme à qui il reste, apparemment, peu de temps à vivre, tu as eu l’impudence de t’accrocher ainsi avidement à la vie en violant les plus grandes lois ? Peut- être, si tu ne gênes personne ; mais sinon, Socrate, tu enten­dras de nombreux propos indignes de toi. Tu vivras donc en flattant tout un chacun et en te comportant comme un esclave — que feras-tu d’autre que festoyer en Thessalie comme si tu étais parti là-bas pour un dîner ? Et ces discours que tu nous tenais sur la justice et les autres vertus, où seront-ils ?

 

Mais peut-être est-ce à-cause de tes enfants que tu veux vivre, afin de les élever et de les éduquer ? Comment ? Tu les emmèneras en Thessalie, c’est là que tu les élèveras et les éduqueras, tu en feras des étrangers afin qu’ils profi­tent aussi de cette situation3. Et si tu ne fais pas cela, si tu les laisses ici, seront-ils mieux élevés et éduqués, sans t’avoir à leurs côtés alors que tu es vivant ? Tes amis, en effet, pren­dront soin d’eux. Si tu pars en Thessalie, ils en prendront soin mais si tu pars vers l’Hadès, n’en prendront-ils pas soin aussi ? Si vraiment ceux qui se disent tes amis sont un soutien, il faut croire qu’ils prendront soin d’eux-. »

 

 

 

Conclusion : Criton se rend aux arguments de Socrate.

 

Socrate :

 

« Eh bien! Socrate [diraient les lois] écoute-nous, nous qui t’avons élevé, ne fais pas plus de cas de tes enfants, de la vie ou de quoi que ce soit d’autre que de la justice, afin qu’une fois arrivé dans l’Hadès, tu puisses te défendre avec tous ces arguments auprès de ceux qui commandent là-bas ; ici-bas, si tu t’évades, ta conduite ne semble ni meilleure ni plus juste ni même plus pieuse, ni pour toi ni pour aucun des tiens, et là-bas, une fois arrivé, elle ne t’apportera rien de bon. Si tu nous quittes maintenant, tu nous quittes jugé injustement non par nous, les lois mais par les hommes ; mais si tu t’enfuis ainsi honteuse­ment en ayant répondu à l’injustice par l’injustice et au mal par le mal, en ayant violé les accords et conventions que tu avais passés avec nous et en ayant fait du mal à ceux à qui il fallait le moins en faire, à toi-même et tes amis, à  la patrie, à nous, nous nous fâcherons contre toi tant que  tu vivras; et là-bas, nos sœurs, les lois de l’Hadès, ne t’ac­cueilleront pas avec bienveillance si elles apprennent que tu as entrepris de nous détruire de ton côté. Eh bien ! n’écoute pas ce que Criton te dit de faire, mais écoute ce que nous te disons. »

 

Cela, mon cher ami Criton, sache bien que j’ai l’impres­sion de l’entendre comme les Corybantes ont l’impres­sion d’entendre les flutes, et en moi le son de ces arguments bourdonne et fait que je ne peux pas en entendre d’autres. Alors sache que, pour ce que j’en pense aujourd’hui, si tu parles contre ces arguments, tu parleras en vain ; cepen­dant, si tu penses prendre l’avantage, parle.

 

 

 

Criton. — Eh bien ! Socrate, je ne peux pas en dire plus.

 

 

 

Socrate. — Laisse donc et agissons conformément à ce que j’entends, puisque le dieu nous conduit sur ce chemin.

 

 

 



[1] Prosopopée : une prosopopée est une sorte d’allégorie : c’est une figure par laquelle on fait parler un mort, un animal ou, comme c’est le cas ici, une idée personnifiée.

 

  2. Ici Socrate nuance son propos car le verbe grec traduit par « s’évader » désigne au sens strict le comportement d’un esclave qui prend la fuite. Il suggère par là qu’une évasion révélerait chez lui un caractère vil (voir aussi 52d et 53d).

 

3. Désobéir aux lois est une attitude comparable à celle qui consiste à faire couler le navire sur lequel on est embarqué.

 

[4] Tout citoyen avait la possibilité de mettre une loi en accusation s’il la jugeait injuste, la loi subissait alors une sorte de procès où un orateur professionnel, aujourd’hui on dirait un avocat, pouvait être chargé de la défendre.

 

[5] Il n’y a en effet pas d’autres arguments recevables pour qui veut se soucier de la justice. C’est donc le seul argument que Socrate pourrait utiliser pour justifier son évasion.

 

[6] Il s’agir de la dialectique, méthode qui transpose dans la discussion la forme même de la pensée, considérée par Platon comme « une discussion que l’âme elle-même poursuit tout du long avec elle-même à propos des choses qu’il lui arrive d’examiner » (…) car voici ce que me semble faire l’âme quand elle pense : rien d’autre que de dialoguer, s’interrogeant elle-même et répondant, affirmant, niant (Théétète 189d -190a)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Désobéir aux lois, c’est les détruire.

 

 

 

Socrate :  Eh bien ! Examine la chose de cette manière : si, alors que nous sommes sur le point de nous évader d’ici, ou quelle que soit la manière d’appeler notre action[2], les lois et les règles communes de la cité venaient, se tenaient devant nous et nous demandaient : « Dis-nous, Socrate qu’as-tu en tête de faire ? Que médites-tu d’autre, par cet acte que tu entreprends, que de détruire les lois et la cité tout entière, autant que c’est en ton pouvoir ? Crois-tu que cette cité puisse continuer encore à exister et ne soit puis renversée[3], si les décisions de justice rendues sont sans effet mais tenues comme sans valeur et détruites par de simples particuliers ? »

 

 

 

 

 

 

 

Que répondrons-nous, Criton, à cela et à des considérations semblables ? En effet, on pourrait beaucoup parler surtout si l’on est orateur[4], pour défendre cette loi, menacée de destruction, qui ordonne que les décisions de justice une fois rendues, soient souveraines. Leur répondrons -nous alors : « La cité a été injuste avec nous et n’a pas rendu une décision de justice correcte[5] ! » Que répondrons-nous, cela ou autre chose ?

 

 

 

Criton : Par Zeus, nous répondrons cela, Socrate.

 

 

 

  L’individu n’est pas sur le même plan que les lois.

 

 

 

Socrate. - Mais si les lois répliquent : « Socrate, est-ce sur quoi nous étions tombés d’accord, toi et nous, ou bien : n’avions-nous pas convenu de rester fidèles aux déci­sions de justice que prendrait la cité ? »

 

 

 

Si nous nous étonnions de ce qu’elles demandent, peut- être diraient-elles :

 

« Socrate, ne t’étonne pas de ce qui est dit, mais réponds, puisque tu as l’habitude d’utiliser la méthode qui consiste à questionner et à répondre[6]. Poursuis : que nous reproches-tu, à nous et à la cité, pour entreprendre de nous détruire ? Tout d’abord, n’est-ce pas nous qui t'avons donné naissance ? En effet, c’est par notre intermédiaire que ton père a épousé ta mère et t’a engendré.   Explique-toi donc : reproches-tu quelque chose à certaines d’entre nous, à celles qui réglementent les mariages, sous prétexte qu’elles ne sont pas bonnes ? »

 

Je ne leur reproche rien, dirais-je.

 

« Mais alors, à celles qui portent sur le soin et l’éducation de l’enfant conformément auxquelles tu as été éduqué, que reproches-tu ? Celles d’entre nous qui s’appliquent à ce domaine n’ordonnaient-elles pas de bonnes choses, en enjoi­gnant à ton père de te former en musique et en gymnas­tique ? »

 

Si, dirais-je.

 

« Soit. Puisque tu as été engendré, élevé, éduqué, pour­rais-tu dire que tu n’étais pas comme notre rejeton et notre esclave, toi, tout comme tes ancêtres ? Et s’il en est ainsi, penses-tu que nous soyons égaux, toi et nous, devant la justice, et crois-tu qu’il soit juste que tu répondes, en agis­sant ainsi, à ce que nous entreprenons de te faire ? Ou alors quoi ? Tu n’étais pas sur un pied d’égalité devant la justice avec ton père et avec ton maître, si tu te trouvais en avoir un2, de sorte que tu ne pouvais répondre en retour à ce que tu avais subi, ni injurier après avoir été injurié, ni frapper après avoir été frappé et ainsi de suite ; et avec la patrie et les lois, cela te serait possible de sorte que, si nous entre­prenons de te faire mourir parce que nous pensons que cela est juste, toi aussi tu entreprendrais en retour de nous faire périr, nous les lois et ta patrie, autant que cela t’est possible ? Et tu dirais que tu agis justement en faisant cela, toi qui, en vérité, te soucies de la vertu ?

 

Es-tu si sage que tu as oublié que la patrie est chose plus honorable, plus sainte, plus sacrée et plus estimée que ta mère, ton père et tous tes ancêtres tant aux yeux des dieux qu’aux yeux des hommes dotés d’intelligence ? »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Désobéir est triplement injuste.

 

 

 

Socrate. - « Es-tu si sage [diraient les lois] que tu as oublié qu’il faut donc vénérer la patrie, lui céder, la choyer plus qu’un père quand elle se fâche contre toi, qu’il faut soit la convaincre1, soit faire ce qu’elle ordonne, qu’il faut subir calmement ce qu’elle donne l’ordre de subir, que ce soit les coups, la prison ou la guerre où l’on sera blessé ou mourra ? Voilà ce qu’il faut faire, et ce n’est que justice. Il ne faut ni céder, ni reculer, ni quitter le rang, mais à la guerre, au tribunal, partout, il faut faire ce que la cité et la patrie ordonnent2 ou les convaincre en leur montrant en quoi consiste la justice. N’est-il pas impie de faire violence à une mère, à un père, et plus qu’à eux encore de faire violence à la patrie ? »

 

 

 

Que répondrons-nous à cela, Criton ? Les lois disent-elle vrai ou non ?

 

 

 

Criton : Il me semble qu’elles disent vrai.

 

Socrate : « Examine donc, Socrate, diraient peut-être les lois, si ce que nous disons est vrai, à savoir qu’il n’est pas juste que tu entreprennes de nous faire ce que tu entre­prends aujourd’hui : car nous qui t’avons engendré, nous qui t’avons nourri, nous qui t’avons éduqué, nous qui t’avons donné ta part de tous les biens dont nous disposions, à toi et à tous les autres citoyens, nous déclarons, pourtant, que nous accordons la liberté à celui des Athéniens qui le veut - une fois qu’il est mis en possession de ses droits civiques et qu’il nous a vues, nous les lois ainsi que les affaires de la cité - , liberté de pouvoir aller là où il veut en emportant ses biens si nous ne lui plaisons pas. À celui d’entre vous qui veut soit partir dans une colonie parce que la cité et nous ne lui plaisons pas, soit émigrer pour aller ailleurs2, aucune de nous, les lois, ne lui fait obstacle ni ne lui interdit d’aller là où il veut aller en emportant ses biens. Mais celui qui reste en voyant la manière dont nous rendons la justice et dont nous gouvernons la cité, nous disons alors que celui-ci est, de fait, d’accord avec nous pour faire ce que nous lui ordonnerons3 ; et nous disons que celui qui ne nous obéit pas est triplement injuste : parce qu’il ne nous obéit pas à nous qui l’avons engendré, parce qu’il ne nous obéit pas à nous qui l’avons nourri, parce que, alors même qu’il était d’accord pour nous obéir, il n’obéit pas ni ne cherche à nous convaincre si jamais nous n’agissons pas bien4 ; alors que nous lui avions proposé de faire ce que nous ordonnons sans l’imposer avec violence mais en lui laissant le choix soit de nous convaincre soit de faire ce que nous ordonnons, il ne fait ni l’un ni l’autre. Nous le proclamons, tu es concerné, toi aussi, Socrate, par ces accusations si jamais tu fais ce que tu médites, toi pas moins que les autres Athéniens, et même plus qu’eux. »

 

 

 

 

 

                             Second moment Le cas Socrate

 

 

 

Ce raisonnement s’applique à Socrate plus qu’à tout autre.

 

 

 

Socrate : Si moi je répondais alors : « Pourquoi donc ? Sans doute, à juste titre, s’adresseraient-elles à moi disant que plus que les autres Athéniens, moi, je me trouve avoir passé avec elles cet accord. Elles me diraient : « Socrate, nous avons d’importantes preuves que nous, comme la cité, te plaisions : tu n’aurais pas, en effet, vécu ici en permanence, davantage que les autres Athéniens si nous ne t’avions pas plu davantage qu’à eux. Tu n’es jamais sorti de la cité ni pour une fête, excepté une seule fois à l’Isthme1, ni pour aller nulle part ailleurs, si ce n’est en expédition militaire, tu n’as pas fait de voyage à l’étranger comme les autres hommes, tu n’as même pas eu envie de connaître une autre cité ni d’autres lois, mais notre cité et nous te convenions. Ainsi, c’est de tout cœur que tu nous as choisies et que tu as donné ton accord pour vivre en citoyen sous notre autorité ; en plus, tu as aussi fait des enfants ici, tant la cité te plaisait. Plus encore, pendant ton procès, il t’était permis, si tu le voulais, d’éva­luer ta peine à l’exil2 et de faire, avec l’accord de la cité et que tu entreprends désormais contre son gré. Toi alors tu te vantais de mourir, s’il le fallait, sans t’indigner ; tu préférais, disais-tu, la mort à l’exil. Maintenant, tu n’as pas honte d’avoir tenu ces discours et tu ne te préoccupes pas de nous, les lois, puisque tu entreprends de nous détruire ; tu fais ce que ferait l’esclave le plus veule en essayant de t’enfuir au mépris des engagements et des accords passes selon lesquels tu nous avais promis de vivre en citoyen1. Réponds-nous donc d’abord sur ce point : disons-nous la vérité quand nous disons que tu as donné ton accord pour vivre en citoyen sous notre autorité dans ses actes et pas seulement en paroles, ou bien mentons- nous ? »

 

Que dirons-nous à cela, Criton, sinon que nous sommes d’accord ?

 

Criton : C’est nécessaire, Socrate.

 

Socrate : « Tu ne fais rien d’autre, diraient-elles, que de violer les accords et engagements que tu as avec nous alors que tu avais donné ton accord sans être contraint, alors que nous ne t’avions pas trompé, alors que tu n’étais pas obligé de te décider en peu de temps, puisque tu as eu soixante- dix ans durant lesquels il t’était possible de partir si nous ne te plaisions pas, nous, et si les accords ne te paraissaient pas justes. Or tu n’as choisi ni Lacédémone ni la Crète ont tu dis, à chaque fois, qu’elles ont une bonne législa­tion, ni aucune autre cité grecque ni barbare mais tu as moins quitté la cité que les boiteux, les aveugles et autres infirmes. Ainsi, la cité, et nous les lois, te plaisions davan­tage qu’aux autres Athéniens, c’est évident : à qui, en effet, une cité pourrait-elle plaire si ces lois ne lui plaisaient pas ? Et maintenant, tu n’es pas fidèle aux accords passés ? Si, à condition de nous obéir, Socrate ; ainsi tu ne te ridiculiseras pas en quittant la cité ?

 

 

 

Socrate n’a rien à gagner en s’enfuyant

 

 Socrate. - « Examine bien cela [diraient les lois] : si tu violes ces accords et trahis l’un d’eux, qu'apporteras-tu de bon à toi-même ou à tes amis ? Que tes amis courront le risqué d’être exilés et privés de leur cité ou spoliés de leur richesse, c’est à peu près évident ; mais toi, en premier lieu, si tu te rends dans une des cités les plus proches, Thèbes ou Mégare - toutes deux ont de bonnes lois -, tu arriveras en ennemi de leur constitution, Socrate, et tous ceux qui se soucient de leur propre cité te regarderont avec défiance puisqu’ils te considéreront comme quelqu’un qui viole les lois. Tu confirmeras l’opinion que les juges ont eue de toi au point qu’ils estimeront avoir rendu correctement la justice. Celui qui viole les lois, en effet, pourrait sembler, presque à coup sûr, être un corrupteur des jeunes et des faibles d’esprit. Fuiras-tu donc les cités qui ont de bonnes lois et les hommes les mieux réglés ? Et si tu agis ainsi, vaudra-t-il la peine de vivre ? Ou bien te rapprocheras-tu des gens honnêtes et auras-tu l’impudence de discuter avec eux ? Quels discours tiendras-tu, Socrate ? Ceux que tu tiens ici même, que la vertu et la justice sont ce qu’il y a de plus estimable pour les hommes ainsi que les coutumes et les lois ? Ne crois-tu pas que cette attitude de Socrate paraîtra inconvenante ? Il faut le croire. Eh bien, tu t’éloi­gneras de ces lieux et tu iras en Thessalie chez les hôtes de Criton ? Là-bas, en effet, il y a bien plus de désordre et de relâchement, et peut-être t’écouteront-ils raconter comment tu t’es enfui, de manière ridicule, de la prison, déguisé ou habillé de cuir comme un esclave ou de quelque autre tenue que les fugitifs ont l’habitude de revêtir, après avoir aussi changé ton apparence. N’y aura-t-il personne pour dire que toi, un vieil homme à qui il reste, apparemment, peu de temps à vivre, tu as eu l’impudence de t’accrocher ainsi avidement à la vie en violant les plus grandes lois ? Peut- être, si tu ne gênes personne ; mais sinon, Socrate, tu enten­dras de nombreux propos indignes de toi. Tu vivras donc en flattant tout un chacun et en te comportant comme un esclave — que feras-tu d’autre que festoyer en Thessalie comme si tu étais parti là-bas pour un dîner ? Et ces discours que tu nous tenais sur la justice et les autres vertus, où seront-ils ?

 

Mais peut-être est-ce à-cause de tes enfants que tu veux vivre, afin de les élever et de les éduquer ? Comment ? Tu les emmèneras en Thessalie, c’est là que tu les élèveras et les éduqueras, tu en feras des étrangers afin qu’ils profi­tent aussi de cette situation3. Et si tu ne fais pas cela, si tu les laisses ici, seront-ils mieux élevés et éduqués, sans t’avoir à leurs côtés alors que tu es vivant ? Tes amis, en effet, pren­dront soin d’eux. Si tu pars en Thessalie, ils en prendront soin mais si tu pars vers l’Hadès, n’en prendront-ils pas soin aussi ? Si vraiment ceux qui se disent tes amis sont un soutien, il faut croire qu’ils prendront soin d’eux-. »

 

 

 

Conclusion : Criton se rend aux arguments de Socrate.

 

Socrate :

 

« Eh bien! Socrate [diraient les lois] écoute-nous, nous qui t’avons élevé, ne fais pas plus de cas de tes enfants, de la vie ou de quoi que ce soit d’autre que de la justice, afin qu’une fois arrivé dans l’Hadès, tu puisses te défendre avec tous ces arguments auprès de ceux qui commandent là-bas ; ici-bas, si tu t’évades, ta conduite ne semble ni meilleure ni plus juste ni même plus pieuse, ni pour toi ni pour aucun des tiens, et là-bas, une fois arrivé, elle ne t’apportera rien de bon. Si tu nous quittes maintenant, tu nous quittes jugé injustement non par nous, les lois mais par les hommes ; mais si tu t’enfuis ainsi honteuse­ment en ayant répondu à l’injustice par l’injustice et au mal par le mal, en ayant violé les accords et conventions que tu avais passés avec nous et en ayant fait du mal à ceux à qui il fallait le moins en faire, à toi-même et tes amis, à  la patrie, à nous, nous nous fâcherons contre toi tant que  tu vivras; et là-bas, nos sœurs, les lois de l’Hadès, ne t’ac­cueilleront pas avec bienveillance si elles apprennent que tu as entrepris de nous détruire de ton côté. Eh bien ! n’écoute pas ce que Criton te dit de faire, mais écoute ce que nous te disons. »

 

Cela, mon cher ami Criton, sache bien que j’ai l’impres­sion de l’entendre comme les Corybantes ont l’impres­sion d’entendre les flutes, et en moi le son de ces arguments bourdonne et fait que je ne peux pas en entendre d’autres. Alors sache que, pour ce que j’en pense aujourd’hui, si tu parles contre ces arguments, tu parleras en vain ; cepen­dant, si tu penses prendre l’avantage, parle.

 

 

 

Criton. — Eh bien ! Socrate, je ne peux pas en dire plus.

 

 

 

Socrate. — Laisse donc et agissons conformément à ce que j’entends, puisque le dieu nous conduit sur ce chemin.

 

 

 



[1] Prosopopée : une prosopopée est une sorte d’allégorie : c’est une figure par laquelle on fait parler un mort, un animal ou, comme c’est le cas ici, une idée personnifiée.

 

  2. Ici Socrate nuance son propos car le verbe grec traduit par « s’évader » désigne au sens strict le comportement d’un esclave qui prend la fuite. Il suggère par là qu’une évasion révélerait chez lui un caractère vil (voir aussi 52d et 53d).

 

3. Désobéir aux lois est une attitude comparable à celle qui consiste à faire couler le navire sur lequel on est embarqué.

 

[4] Tout citoyen avait la possibilité de mettre une loi en accusation s’il la jugeait injuste, la loi subissait alors une sorte de procès où un orateur professionnel, aujourd’hui on dirait un avocat, pouvait être chargé de la défendre.

 

[5] Il n’y a en effet pas d’autres arguments recevables pour qui veut se soucier de la justice. C’est donc le seul argument que Socrate pourrait utiliser pour justifier son évasion.

 

[6] Il s’agir de la dialectique, méthode qui transpose dans la discussion la forme même de la pensée, considérée par Platon comme « une discussion que l’âme elle-même poursuit tout du long avec elle-même à propos des choses qu’il lui arrive d’examiner » (…) car voici ce que me semble faire l’âme quand elle pense : rien d’autre que de dialoguer, s’interrogeant elle-même et répondant, affirmant, niant (Théétète 189d -190a)